2005 - Alice et June

Alice & June aura quinze ans à la fin de l'année 2020, soit l'âge de sa cible.
 

Rétrospectivement, il est intéressant de voir que le groupe de cette époque est assez différent de celui d'aujourd'hui, et ce par plusieurs aspects. La mode est au rock sombre, aux vêtements noir foncé, et surtout les musiciens du projet sont trentenaires et quadragénaires.

Le collectif de 2005 est pourtant - à la différence de François Matuszenski qui remplace Frédéric Helbert aux claviers, et François Soulier arrivé au cours de la tournée pour remplacer Matthieu Rabatté aux fûts - constitué des mêmes personnes qui avaient permis le Paradize Tour. Cet Indochine-là tient en 2005 à faire table rase de cette période spectaculaire aux retombées colossales, et n'entend pas occulter sa qualité de tout jeune groupe à l'enthousiasme inchangé. 

Voir : 2002 - Paradize


Si nous pouvons argumenter qu'Indochine Mk2 a depuis poursuivi naturellement son évolution, nous constatons surtout que l'époque et les tendances ont changé. En 2005, les fameuses influences d'Oli de Sat, mises en avant pour valoriser un nouvel Indochine en phase avec son époque, sont toujours perceptibles et s'entendent dans la musique.

Nous discutons ici d'un album qui aujourd'hui encore tient une place toute particulière dans le cœur d'une importante génération de fans, encore trop jeunes pour être considérés comme des vétérans, mais déjà trop vieux pour rester dans la cible de Nicolas Sirchis. Ceux-là peuvent commencer à dire "Indochine, j'aimais avant."

Mk2 en conférence de presse à la Tour Eiffel, 2005

Si Paradize (2002) pouvait constituer la fin d'une époque, il en marque le début d'une autre, que nous discutons sur ce blog depuis maintenant près de deux ans. Comme nous l'avons déjà dit, il est l'indéniable premier album - avec son côté do it yourself - d'un nouveau groupe qui reprenait les choses à zéro.

Après le succès dithyrambique de Paradize et sa tournée triomphale, c'est un Nicolas plein de confiance en lui qui aborde l'exercice difficile du deuxième album. Il y a une forte attente du public et des médias, mais visiblement peu de doute du côté de la scène. Tel le tout jeune groupe qu'est Indochine Mk2, c'est tout guilleret, avec de gros moyens et une équipe de techniciens dévoués qu'il rentre en studio pour enregistrer un successeur à Paradize, dont le Z perd tout son sens.

En 2005, lors de la sortie d'Alice & June, la mode est toujours au noir. Comme pour compenser un rock de plus en plus épuisé, il semble que la recherche de crédibilité aille de pair avec le choix d'aller toujours plus loin dans la noirceur et la dureté du son. À cette époque, Indochine Mk2 se définissait sur Myspace comme Pop/Rock/Glam, rappelant quelque peu le pop/glam/goth de Dancetaria.


Il fallait entretenir la street cred rock entamée avec Paradize, c'est pourquoi l'influence de Marilyn Manson, qui avait sorti The Golden Age Of Grotesque deux ans auparavant, est toujours présente. On se met à retrouver dans Indochine Mk2 un côté cabaret, théâtral et un peu absurde qui n'existait pas du temps de l'album précédent, plus axé sur une mode alternative rock et indus.

Marilyn Manson, 2003

Nicolas Sirchis, 2005

Si Nicolas est le Révérend, Olivier Gérard est alors le spooky kid en chef, le John 5 de service.

Olivier Gérard en 2005, que personne n'a jamais appelé comme ci-dessus.

Le groupe est alors encastré au maillet dans cette époque dite du retour du rock, représentée par les florissants Rockmag et consorts, enthousiasmés à l'extrême par ce qu'était devenu Indochine.

Compilation Les tueries Rockmag #1 avec "Vibrator" en plage 1, 2005

C'est pourtant à cette époque qu'Indochine Mk2 laisse de côté l'aspect underground de Paradize, et préfère s'afficher dans des lieux huppés, comme pour marquer leur élégance et leur maturité. C'est alors un groupe embourgeoisé qui propose un patchwork mêlant baroque, XIXᵉ, belle-époque, gothique puis emo, qui dans la bouche de Nicolas puis des fans, sera résumé par le mot fourre-tout romantique. Nicolas souhaite toujours donner l'image d'un groupe cultivé et littéraire, un peu dandy, mâtinée de références picturales. 

Le temps d'une pose à la Molko, indispensable du fait d'un duo sur l'album, brossant le cuir de ceux qui voyaient dans Indochine une sorte de Placebo français, malgré l'absence criante de points communs musicaux.

Placebo en 2003

Mk2 en 2005

Voir : Placebo


Aqme semble également avoir eu son importance :

AqMe en 2003 pour l'album Polaroïds & Pornographie

Nicolas, catapulté au septième ciel par Paradize, souhaite en 2005 réaliser une œuvre, au sens noble. Il s'agit ici de produire une musique analogue mais de soigner encore plus l'emballage : l'idée d'un concept-album naît alors dans l'esprit du chanteur. Pendant l'année précédant la sortie du disque, il annonça un album en préparation qualifié de "joyeusement romantique, violemment pornographique".

La porte est ouverte, autant y entrer avec de gros sabots.


Quand l'album sortit enfin, Nicolas montrait déjà au cours de très vagues explications qu'il n'y avait pas vraiment de concept, mais juste un mélange de plusieurs influences.
"En fait tous les mercredis matins, je lisais Alice au pays des merveilles à ma fille et je me suis aperçu, vraiment, en relisant ce livre, que c'est un peu Alice au pays des cauchemars... Donc c'est un peu devenu le concept de l'album entre guillemets. Pour résumer, aujourd'hui le monde c'est un peu Disneyland avec la peine de mort quelque part. En fait tout l'histoire est un petit peu un compte autour de deux jeunes filles qui s'appellent Alice et June, des filles qui se racontent leurs histoires. Cette année, il y a eu une chose qui m'a assez... Il y a deux filles qui se sont jetées d'une falaise dans le nord de la France, elles tenaient un blog et aimaient plusieurs choses, dont le groupe. Donc c'est un petit peu toute cette histoire, où aujourd'hui on est dans un monde à la Disneyland, avec des paillettes, et où il faut toujours essayer de rigoler et de faire bonne figure. Et d'un autre côté la peine de mort est partout... Pas la peine de mort au sens judiciaire du terme, mais au sens de la fin de la vie, au sens attentats, au sens répression, au sens guerre, etc. Il n'y a pas d'illusion, quoi !

Et donc tous les textes sont autour de ce thème ?
En gros oui, ce n'est pas un album concept non plus, mais c'est un peu les contes de deux jeunes filles dans un monde comme ça, quoi."

Nicolas Sirchis, Rockmag, août 2005

"Le 'je' que j'emploie dans les textes est féminin. On pourrait parler d'un album conceptuel autour de deux jeunes filles, Alice et June, au pays des cauchemars."

Nicolas Sirchis, Le Parisien, septembre 2005


"Pour l’album il y a 3 sources d’inspiration qui me sont arrivées. Quand je suis parti à Tokyo, j’ai rencontré des filles qui font partie d’un collectif manga, qui sont regroupés autour de Tokyo Bravo et Girl’s Don’t Cry. C’est des livres qu’on ne peut trouver qu’à Tokyo. J’en ai rencontré 2 ou 3, et elles font des histoires vraiment trash, mais absolument pas vulgaires… Ça m’a assez influencé, elles parlent de leur anorexie, elles parlent de leurs problèmes sexuels, elles parlent de pas mal de choses… Après, il y a eu le suicide de ces deux jeunes filles qui ont sauté d’une falaise au mois de janvier l’année dernière, et il y a Alice au pays des Merveilles que j’avais acheté pour le raconter à ma fille et, en le redécouvrant, j’ai trouvé que c’était assez déglingué quand même. C’est presque un trip ! Ça a un peu mûri dans ma tête, et à partir de là, j’ai essayé de bâtir une histoire autour de deux jeunes filles sans âge qui se racontent des choses. Là c’est June qui parle à Alice [le titre éponyme, ndlr], et plus tard on retrouve June parlant de ses problèmes à elle."

Nicolas Sirchis, Rockmag, décembre 2005

 

"Il y a aussi un fait divers qui m’a marqué, ce sont ces deux filles du Nord qui avaient fait un pacte pour se suicider. On commençait à beaucoup évoquer ces choses dans les médias, et comme on arrivait dans une sphère un peu gothique, c’était plausible qu’on s’inspire de ça. D’autant plus que la rumeur racontait qu’une des filles était fan d’Indochine. L’idée était d’écrire une sorte de conte, sur ces deux personnes, mélangé avec Alice au pays des merveilles.

Nicolas Sirchis in Indochine, le livre, Jean-Eric Perrin, 2011


Le fait divers évoqué est le suicide commun de Clémence, 14 ans, et Noémie, 15 ans, en 2005 au Cap Blanc-Nez. Nous ne savons pas de quelle rumeur parle ici Nicolas ; qu'une des deux filles ait aimé Indochine n'est pas documenté et reste invérifiable. Rappelons que, depuis son invention d'un Gérard Manset écrivant "Entrez dans le rêve" en pensant au groupe, et d'un Brian Molko "jeune fan d'Indochine", Nicolas est capable de s'inventer des fans.

Voir : Placebo


De plus, nous trouvons déplacé de trouver plausible de s'inspirer d'une telle tragédie, se sachant dans un logiciel marketing ciblé sur le mal-être et un certain look goth.

Les paroles conventionnelles reprennent les éternels thèmes nicoliens : mal-être adolescent, découverte de la sexualité, grandes personnes qui ne comprennent pas, persécution. Il avoua même être allé fouiner sur des skyblogs pour trouver de l'inspiration et produire une histoire.

Pouvez-vous nous en résumer les grandes lignes ?
"La frontière ténue entre promesse et pacte est-elle la différence entre Alice et June ?
Non, je ne fais pas de différence entre mes personnages. Deux fillettes se promettent un amour qui ira jusqu'au bout. Jusqu'à la mort. Jusqu'à une autre vie. Ou plus loin. N'importe qui rêverait de vivre une histoire aussi forte... Dans ce couple, il y a forcément une faible et une forte mais j'ai évité la question. Le premier disque est à Alice, le second à June, mais chaque chanson existe indépendamment de leur histoire. 'Morphine' et son piano à la Melody Nelson n'a par exemple pas besoin de cadre et le disque est plus une année et demi de travail d'Indochine que le concept-album que la critique y voit."

Nicolas Sirchis, Instant Mag2 spécial Indochine, 2006

Le concept ne serait alors qu'une invention de la critique, encore et toujours à côté de la plaque ?


Plus plausiblement, il semble que cette envie de produire un album concept lui ait échappé des mains. Pour preuve, il ne savait pas au moment de la sortie du disque s'il fallait le vendre comme tel ou non.

Il y avait sans aucun doute une idée de départ, une envie de produire un gros morceau avec une tracklist chronologique, mais tout mène à penser qu'au fil de l'écriture du disque, vus la dispersion des thèmes et le manque de matière, le projet a été dilué en cours de route. Sauf les mots "concept" et "histoire", conservés ici et là pour le discours promotionnel comme des sceaux arty. Il en allait de même pour le
 choix d'un double-album, vendu avec un discours évoquant des classiques du rock old wave.
"On a tous envie de continuer Indochine sur scène, envie de faire notre Exile on Main Street, sans être présomptueux."

Nicolas Sirchis, Rolling Stone, mai 2003 

 

"La plupart entrait dans un studio pour la première fois, et ils ont vite compris leur rôle de sales gosses à la Pink Floyd de The Wall."

Nicolas Sirchis à propos des Normandy Kids, Instant Mag2 spécial Indochine, 2006

De rock, il en est effectivement question. Sans surprise, le disque fait la part belle à de lourdes guitares afin de nous en mettre plein les oreilles. Si plusieurs morceaux pouvaient satisfaire les amateurs de guitares modernes et très saturées (Rammstein, Manson...), les indophiles plus délicats qui avaient poussé jusqu'à Dancetaria se virent ici définitivement exclus.
"C'est pas un album pop, quoi !"

Nicolas Sirchis, Rockmag, décembre 2005

AqME, alors très populaire auprès des jeunes lecteurs de Rockmag & co, constitue sans aucun doute une des influences les plus identifiables d'Alice et June, et apparaît même sur un titre de l'album. Comme pour confirmer la place d'Indochine dans le petit monde du gros rock, il fallait qu'un adolescent métalleux, un peu romantique et habillé en noir puisse trouver l'album à son goût.
"Nous avions composé un titre dans un esprit pop que nous n'avions pas terminé au moment de l'enregistrement de notre deuxième album Polaroïds & Pornographie. [...] Notre manager nous a demandé si ça nous branchait d'écrire pour Indochine. Écrire sur commande n'est pas notre truc, mais on s'est rappelé de ce morceau qui, retravaillé, pourrait faire un bon titre AqME/Indo. On l'a maquetté dans la foulée, puis envoyé au groupe."

Interview d'AqME, Instant Mag 2 spécial Indochine, 2006

Voilà comment un morceau d'AqME devint un morceau d'Indochine. Le résultat de cette collaboration, l'orageux "Aujourd'hui je pleure", peut pourtant être entendu comme une illustration particulièrement éloquente de ce que Nicolas souhaitait faire dans ces années skyblogs. L'influence du groupe néo-métal parisien s'entend aussi notablement sur les guitares les plus dénudées et les basses les plus vrombissantes de l'album ("June"). Nicolas avait même mis un autocollant "AqME" sur sa guitare, retiré depuis.

Mk2 avec AqME, 2005

Son coup de cœur datait de deux ans auparavant : 

"Ça part comme une pure mélodie. Je ne connais pas. Aqme ? La mélodie est vachement forte. J'aime mieux ça que Pleymo, que je trouve un peu trop bruyants. Mais là, Aqme, c'est chez qui ? Sur un label indépendant? Je vais l'acheter. J'aime beaucoup leur pochette en tout cas."

Nicolas en blind test à propos de "Si n'existe pas", Rocksound, avril 2003

Alice & June est un album dont les défauts envahissants occultent les quelques qualités, qui en deviennent bien difficiles à défendre
. Ce double-album n'a aucune raison de l'être, beaucoup trop long pour un disque si bruyant. Malgré quelques réussites, une bonne moitié des titres reste à jeter à la poubelle ou au moins remiser en face B. Nicolas confiait une certaine désinvolture, et trahissait un excès de confiance :
"Un titre qui a été écrit à Paris en une journée. [...] Moi, pour le refrain, je voulais ce truc avec des lalala, donc on a tourné un petit peu, 5-10 minutes autour de ces accords, et puis c'est venu très, très vite."

Nicolas à propos de "Black Page", Rockmag, décembre 2005

"Ça c'est un titre qu'on a composé comme ça en une journée."

Nicolas à propos de "Vibrator", Rockmag, décembre 2005

"Adora, en fait, le gimmick vient de moi. J'ai trouvé ce truc, un jour, je l'ai présenté à Olivier, et en deux jours c'est devenu ce morceau."

Nicolas à propos de "Adora", Rockmag, décembre 2005

Des déclarations inattendues pour un groupe qui se prétendait plus exigeant et réfléchi que les soit-disant spontanés et inconscients Indochine Mk1.

Voir : Révisionnisme et malentendus


Une version simple de l'album sortit quelque temps après, corroborant l'idée que le double n'était pas justifié. Connaissez-vous un autre concept album existant en version réduite de moitié ?

"C'est rassurant qu'on y lise cette cohérence car il y a eu, pour des raisons purement commerciales, une version simple qui réunit des chansons des deux disques. La fabrication a été lancée une fois les 200 000 premiers disques vendus. On ne peut malheureusement pas contrôler le prix d'un double album très longtemps. J'avais envie que ce disque ne soit pas cher, il a donc été disponible à moins de 20 euros pendant les trois premiers mois. Ensuite, une version condensée est sortie avec quelques titres en moins et on n'a gardé que ceux concernés directement par l'histoire."

Nicolas Sirchis, Instant Mag2 spécial Indochine, 2006

"Ceremonia", "Crash Me", "Starlight" n'étaient-ils pas des titres concernés par l'histoire ? De plus, quel étrange concept album propose des titres en plus de sa supposée histoire, à part pour révéler accidentellement une volonté de remplissage ?

Pour étayer encore cette idée, l'album suivant La République des Météors fut décrit par Nicolas comme devenu, par accident, l'album le plus conceptuel du groupe. Ce en quoi il n'avait pas fondamentalement tort, même si nous nous amusons du fait qu'il ait reproduit la même erreur de communication sur cet album (et même le suivant en 2013), et trahi une nouvelle fois sa confusion quant à ses propres textes.


À cette occasion, Nicolas réaffirma Alice et June comme tel :
"Est-ce qu'il y a une thématique, un concept, comme il y avait sur le précédent ?
Aucune. (rires) Y'a aucune thématique, ni un concept, c'est vrai qu'Alice & June est un album conceptuel, y'a une série de morceaux mais ce qui en ressort un petit peu c'est le côté euh... Enfin je sais pas, il faut peut-être se poser la question..."  
Nicolas Sirchis à propos de La République des Météors, conférence de presse, 2009 

Jamais le double-album ne fut interprété dans l'ordre et dans son entièreté.
"Ces concerts secrets (trois dates en décembre 2005, ndlr) ont été la seule occasion pour nous de jouer la quasi-intégralité d'Alice et June, ce qui n'est évidemment pas possible en tournée. Les concerts d'Indochine ont toujours fait au moins deux heures."

Nicolas Sirchis, Instant Mag2 spécial Indochine, 2006

Pour quelle raison ne serait-ce "évidemment" pas possible en tournée, étant donné qu'Alice et June dure un peu plus d'une heure et demie ? Les concerts secrets proposèrent douze titres parmi les vingt-deux plages que comptent le double album, et sans tenir compte d'aucune chronologie. La même sélection de titres fut proposée plus sur la version simple, et cela ne peut pas être une coïncidence.

Les setlists de la tournée qui suivit, mélangeant allègrement les titres, confirmèrent elles aussi qu'il n'y avait pas de chronologie dans Alice et June. Finalement, ce concept était simplement celui d'un décorum et d'une certaine ambiance.


Le livret montre le groupe photographié au Hasselblad par Peggy M, selon une relecture du Déjeuner sur l'herbe d'Edouard Manet (1863). Nicolas évoquait dans Kissing my Songs la pochette  de See jungle ! de Bow Wow Wow (l'inspiration principale pour "Okinawa"), qui proposait déjà en 1981 une référence au célèbre tableau.
 
 
See jungle !, Bow Wow Wow, 1981

Si Nicolas était un adepte de Tim Burton depuis longtemps, la mode très présente au milieu des années 2000 a certainement ravivé quelque chose. Si sa mention était complètement absente du temps de Dancetaria et Paradize, l'univers clownesque du réalisateur est de nouveau présent dans l'esprit de Nicolas, et Charlie et la chocolaterie (2005) lui donna une idée.


La scène de l'Alice & June Tour représentait une réalisation originale et impressionnante. Nous pouvons parler ici d'une inspiration relativement digérée, même s'il est amusant de constater qu'ici encore, la source se trouve très aisément dans les deux années précédentes. Esthétiquement, ces concerts étaient réussis, et le DVD de 2007 le prouve. Sonorement et musicalement un peu moins : les morceaux très distordus d'Alice et June étaient interprétés avec un son à la limite du supportable.


Du rock gothique, et par extension, du glam rock, il restait cela : une scène pensée comme un espace magique et quasi religieux, avec des représentations cérémonielles. Au centre, une star charismatique exerçant, à base d'un discours fondé sur le ressenti et l'irrationnel, une fascination démesurée sur un public de visages blancs & vêtements noirs souvent esthétiques et sexualisants pour de très jeunes femmes.
 
Si le glam de Dancetaria avait été expliqué à l'époque par un goût pour la sensualité et la provocation (en pleine vague Placebo), fallait-il comprendre le glam d'Alice et June comme la révélation d'un Nicolas se sachant adoré par de jeunes femmes, et promis à de grandes choses ?

Voir : Le dernier tabou, 1999 - Dancetaria, Placebo
 

La pochette d'Alice et June est réussie - en fermant les yeux sur les éternelles adolescentes. C'est une artiste américaine, Ana Bagayan, qui formule une proposition au groupe. Nicolas évoquait à cette époque un goût pour Mark Ryden, dont il n'a plus jamais parlé depuis.

Ana Bagayan

Mark Ryden

Pochette d'Alice et June par Ana Bagayan

Nicolas enfonçait alors tous les clous possibles pour valider sa posture d'esthète rock, au moyen d'un name dropping de musiciens.
"C’est tout à fait mon univers : des images enfantines, dans un monde déglingué d’adultes. Beaucoup de gens du rock aiment ça : Beck, Björk… Le plus gros acheteur de Ryden, c’est Johnny Depp."

Nicolas Sirchis interviewé par Jean-Eric Perrin, RFI Musique


Indochine Mk2 revendiquait aussi à l'époque une proximité avec les très hype The Dresden Dolls (apparus en première partie de NIN en 2005, et qui avaient partagé l'affiche avec Mk2 à Bourges en 2006). Nous y constations la logique habituelle de rapprochement avec une hype par parenté visuelle. Cet air du temps "rock", "habillé en noir", "un peu goth", "un peu décalé", fut très à la mode chez beaucoup de groupes internationaux de cette décennie, de la pop à la dark wave en passant par le métal et même la variété française.

Nine Inch Nails en 2005

The Dresden Dolls en 2002


Bien qu'une très grande partie des fans de cette époque aient repris ces looks emo ou gothique, pensant correspondre au cliché romantique et au cirque esthétique et vestimentaire de cette période, la fin du pénible Alice & June Tour en sonna le glas. L'image des Dresden Dolls disparut, les fans ne s'habillèrent plus dans les boutiques emo, et on ne retrouva plus jamais mention de Marilyn Manson, de Tim Burton, d'Ana Bagayan et Mark Ryden. Plus surprenant, Placebo disparut également : "Pink Water" sortit en single dans une version chantée par Nicolas uniquement, et le sujet ne fut quasiment plus jamais abordé.


À la différence des plus dispersés adolescents de 2020, 2005 présentait des cibles un peu plus claires et une mode plus identifiable, notamment à travers les skyblogs et Myspace. Ce statut culte d'Alice et June, bien que pas franchement différent des autres albums d'Mk2, peut en partie s'expliquer par une communication redoutablement séduisante, qui toucha une cible candide et vulnérable en plein dans le mille. La vacuité et le flou des paroles, et l'absence de propos vraiment clair permirent une identification facile : les auditeurs et auditrices purent combler les immenses espaces vides d'Alice et June avec leur propre ego.

L'inconséquence de Nicolas se multiplia avec la superficialité du fan hardcore, qui allait alors rencontrer un miroir flatteur de lui-même. C'est ce que prédisait très justement Jean-Claude Perrier, quelques mois avant la sortie du disque :
"Ça va plaire furieusement. Et même faire un malheur auprès d'ados en mal de repères, tout prêts à aduler une star qui réussit le tour de force de leur parler de leurs problèmes, et de leur renvoyer une image embellie d'eux-mêmes par la magie du spectacle." 

Jean-Claude Perrier, Le Roman-vrai d'Indochine, Bartillat, 2005

A l'instar de l'art contemporain, il revient au public d'imaginer un sens personnalisé à la proposition. Ce qui expliquerait en partie le succès d'Indochine Mk2, et surtout l'aspect sectaire de l'Indo Army : "Si tu n'aimes pas Indochine, c'est moi que tu n'aimes pas / tu ne peux pas être une bonne personne"Dès lors, toute critique ou analyse des paroles deviendrait caduque et hors sujet : il n'y aurait que ceux qui comprennent ou savent apprécier et ceux qui ne comprennent pas, ennemis ultimes de l'indosphère.

Voir : Ceux qui n'aiment pas Indochine, Indochine par Nicola Sirkis & Rafaëlle Hirsch-Doran


N'est-ce pas une base un peu fragile pour un disque considéré comme si culte, d'autant que le même reproche peut être fait à d'autres albums, 13 en tête ? Le sentiment que les propos d'Indochine Mk2 "touchent juste", ne viendrait-il pas du célèbre effet Barnum ? A l'instar des horoscopes, ils restent suffisamment vagues et génériques pour que chacun s'y reconnaisse selon ses envies et besoins.
"Nous allons souvent remplir les blancs et fournir une image cohérente de ce que nous voyons et entendons, même si un examen précis et rigoureux des éléments de la situation révèle qu’elle est en fait vague, confuse, obscure, incohérente, voire incompréhensible."


"Je raconte pas d'histoires, c'est ça mon problème, en fait je raconte pas d'histoires. Y'a des gens ils ont peut-être envie d'écouter des histoires mais moi ça me fait chier. Je décris plutôt des états d'âme. Positifs ou négatifs. Des envies ou des désirs."

Nicolas Sirchis, Black City Parade, Le Film, 2013

Et Nicolas n'est bien sûr pas le seul artiste, francophone ou anglo-saxon, à écrire de manière sibylline et/ou vague, et à laisser le public injecter du contenu. Comme dit auparavant, il est possible que ce soit-là l'une des influences laissées par David Bowie et l'art contemporain (corrélés ou non), même si cela peut aussi ressembler à une excuse pour justifier l'absence manifeste de thèmes ou propos clairs, et utiliser le champ de l'art, et sa dimension mystique essentialiste. Il est aussi plausible que l'amour porté par de très nombreux fans à Alice et June soit équivalent à l'aptitude de ce dernier à encourager l'effet Barnum.


Finissons en musique, et laissons dériver notre attention sur la seule face B de cette époque, disponible sur le single Adora : "999". Oli de Sat déploie, sur ce titre arriéré, toutes ses compétences de fan français de rock indus, tandis que Nicolas ne s'embarrasse pas de paroles. Ici, il ne fait qu'y brasser du yaourt.
"J'ai été très marqué par cet album d'Aphrodite's Child qui s'appelait 999.
Nicolas Sirchis in L'Aventure Indochine, Christian Eudeline, Prisma, 2018

Raté.


Fait marquant : sur le Meteor Tour (2009-2011), "June 2" constitue ce qui reste le seul exemple - avec "Pink Water" - où Mk2 a réorchestré un de ses propres morceaux. Nous ne sommes pas ici dans le cas d'une reprise modernisée, mais bel et bien dans celui d'un groupe qui joue une vraie nouvelle version d'un morceau à lui, où les musiciens dialoguent entre eux. Cette interprétation semble venir d'une improvisation en studio, une idée lancée à la volée, sur laquelle chacun serait venu se greffer dans l'idée commune d'un "June" lent et ténébreux. En d'autres termes, on dirait un vrai groupe.



En 2020, Indochine Mk2 interprète "Morphine" à Clermont-Ferrand. Une chanson normale d'Mk2 qui n'a effectivement pas besoin de cadre particulier pour fonctionner. Et qui aurait encore mieux fonctionné avec un peu plus d'implication de la part du groupe, vu qu'elle fait partie des titres réussis d'Alice et June. Nicolas s'y montrait déjà inspiré par une pochette de DVD de Chris Marker, où ses deux films les plus connus sont proposés côte à côte.


Un concept, on vous a dit !


Voir aussi sur le blog :

1999 - Dancetaria



 


À lire également :



Annexes :




Strip de Luz, 2006

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